Une nouvelle vision des relations entre la neige et le climat
Éternelle, saisonnière, poudreuse, collante, épaisse ou duveteuse, la neige est une des formes de précipitations météorologiques les plus communes. Prenant une part importante dans certaines problématiques scientifiques, écologiques, économiques ou sociétales actuelles, la neige est un matériau clef dans les questions de ressource en eau potable, de température des sols, de risques naturels, d’exploitation hydroélectrique, de paysage, d’évolution des écosystèmes, de pergélisol1 ou encore de tourisme. D’un point de vue plus global, elle est une composante essentielle du système climatique de la Terre. Pourtant, aujourd'hui, les connaissances scientifiques et les modèles numériques utilisés pour analyser et prévoir l’évolution du manteau neigeux, à toutes les échelles de temps et d’espace, souffrent d’importantes limitations.
Marie Dumont, chercheuse au Centre National de Recherches Météorologiques (CNRS/Météo-France) à Grenoble, lauréate du programme European Research Council Starting Grants avec le projet IVORI, consacre ses recherches à la connaissance de ce matériau singulier et propose aujourd’hui un nouvel angle d’étude du manteau neigeux.
Blanc comme neige, une question d’albédo ?
Composée de cristaux de glace, la neige est un matériau complexe, très blanc, très isolant et en perpétuelle évolution. Ces propriétés de la neige engendrent une série de conséquences physiques qui, associées, ont un impact sur le climat. Par exemple, le contraste de couleur entre une surface enneigée et une surface déneigée, provoque un contraste d’albédo2, qui est la capacité à renvoyer l’énergie solaire vers l’atmosphère. Ainsi, moins il y a de neige sur le sol, plus il y a d’énergie solaire absorbée par ce dernier, qui se réchauffe d’autant plus. Un sol plus chaud accueillera encore moins de neige et se réchauffera encore. On appelle ceci une rétroaction positive3. Des cycles s’autoalimentant, se créent ainsi et génèrent un emballement du système qui a un impact sur le climat (snow albedo feedback).
Y-a-t-il d’autres relations entre la neige et le climat ?
Une autre rétroaction positive engendrée par la neige, et dont l’impact est reconnu, est liée au dépôt de poussières ou suies d’origine anthropique4 sur le manteau neigeux. Noircissant la neige, il augmente l’absorption de chaleur et donc le réchauffement au niveau local. On peut observer ce phénomène régulièrement dans les vallées alpines.
Dans les régions polaires ou en haute montagne, le manteau neigeux se transforme progressivement en névé puis en glace, capturant ainsi des enregistrements uniques des climats passés. Ces enregistrements sont essentiels pour reconstituer les climats anciens et leurs évolutions, pour comprendre les mécanismes à l’œuvre et modéliser les changements à venir.
Existe-t-il différents types de neige ?
Les caractéristiques physiques de la neige évoluent selon l’environnement dans lequel celle-ci est formée. La température et l’humidité sont deux paramètres qui vont influencer la formation de la neige, les propriétés du manteau neigeux créé et donc les impacts sur le climat. En Arctique par exemple, le manteau neigeux est peu épais, friable, souvent peu cohésif à sa base, saisonnier et connait beaucoup d’interactions avec le sol. Par opposition, dans les Alpes, les manteaux neigeux sont beaucoup plus épais et connaissent une évolution radicalement différente. En Antarctique, les grains de neige fraiche sont très fins, grossissant dès qu’on s’enfonce un peu dans le manteau neigeux. Les mètres d’épaisseur de glace, sous de ce dernier, influencent grandement sa dynamique.
Ces neiges se distinguent à différentes échelles, de temps, d’espace, de propriétés physiques macroscopiques, de microstructures ou encore de chimie. Comprendre ces différents types de manteaux neigeux permet de mieux appréhender comment ils interagissent avec le climat.
Pourquoi cette nouvelle étude ?
Ivori est un projet de recherche fondamental centré sur l’étude de la neige et ses évolutions vers la glace, à très petite échelle. En effet, la microstructure, c’est-à-dire l’arrangement tridimensionnel de la glace, de l’eau et de l’air, est une variable déterminante dans l’évolution du manteau neigeux. Afin de mieux contraindre l’impact de la neige sur les dimensions climatiques, les scientifiques ont besoin d’outils plus complexes que les modèles existant actuellement. Ces derniers ont été développés, il y a entre 20 et 30 ans, et se concentrent autour des problématiques du manteau neigeux alpin et manquent à ce jour d’universalité en termes de conditions climatiques mais aussi en termes d’échelle de temps. Lorsque l’on s’intéresse à des problématiques climatiques et donc aux neiges des hautes latitudes, les modèles existants deviennent difficilement applicables ou fournissent des prédictions incorrectes d’évolution, car les manteaux neigeux arctiques et antarctiques diffèrent du manteau alpin. Le nouveau modèle Ivori, sera plus universel, incluant les évolutions des périodes passées et futures dans des contextes climatiques élargis, permettant d’identifier les boucles de rétroactions encore mal contraintes. L’exploitation des nouvelles connaissances et outils développés contribuera à comprendre le rôle du manteau neigeux dans l’évolution du régime thermique5 du sol et pergélisol arctique, l’impact des processus de surface sur le névé et sur les enregistrements de carottes de glace, ainsi que les évolutions de la couverture neigeuse et de la température du sol dans l’arctique et les régions de montagne.
Quels sont les défis et les innovations du projet Ivori ?
Travailler à des températures aussi extrêmes, jusqu’environ -40°C, nécessite de prendre en compte un grand nombre de challenges logistiques et technologiques. Il y a très peu d’observations réalisées en milieu arctique sur de longues périodes de temps de la microstructure de la neige. Le projet s’attèlera donc à observer les évolutions saisonnières du manteau neigeux sur place. Afin d’universaliser les applications du nouveau modèle, trois chantiers de terrain ont été choisis, dans l’Arctique à la base canadienne de Cambridge Bay, à Concordia en Antarctique et au Col de Porte dans les Alpes.
Les analyses de la microstructure du manteau neigeux seront réalisées par un instrument de 600kg, spécialement conçu pour l’occasion, basé sur la technologie de tomographie à rayons X et transporté de site d’étude en site d’étude.
Comment le projet va-t-il être mis en œuvre ?
Le projet va se dérouler sur 5 ans, dès février 2021. Après une année de design du modèle informatique, une seconde partie sera consacrée à rassembler les lois mathématiques et de physique des matériaux. Les campagnes de terrains débuteront par l’installation du tomographe pendant l’hiver 2021/2022 au Col de Porte, se poursuivra par une campagne pendant l’hiver 2022/2023 en Arctique destinée à l’estimation de la diffusion de la vapeur d’eau dans le manteau neigeux. Enfin, le projet s’achèvera par des travaux de thèse consacrés à la transmission de la microstructure du manteau neigeux antarctique vers la glace, pour l’étude des temps anciens.
Ivori est un projet innovant, présentant de nombreux aspects collaboratifs et transdisciplinaires très enrichissants. Il ouvre des perspectives immenses qui permettront d’identifier les rétroactions existantes, encore mal contraintes, entre la neige et le climat. Son application dans l’Arctique, zone critique du changement climatique, permettra de mieux comprendre les évolutions de la neige et du pergélisol dans les régions polaires et d’affiner encore l’impact de ce changement climatique sur l’ensemble du globe.
Propos recueillis par Aurore Delahayes
1Pergélisol : Sol perpétuellement gelé (permafrost en anglais)
2Albédo : Capacité d’une surface à renvoyer l’énergie solaire
3Rétroaction positive : Effet d’une action qui va dans le même sens que la cause qui l’a fait naître
4Anthropique : Créé par l’homme
5Régime thermique du sol : Évolution de températures et échanges de chaleur dans le sol