Un lien entre typhons et séismes ?
Le documentaire « Cataclysmes, les grands régulateurs », réalisé par Christine Tournade et qui sera diffusé le 21 avril 2022, explore les relations entre les évènements extrêmes. Tremblements de terre, fonte des glaces, éruptions, inondations… ont-ils un lien ? Plusieurs scientifiques à travers le monde ont été interviewés pour réaliser ce film, dont Philippe Steer, enseignant-chercheur de l’Université Rennes 1 au laboratoire Géosciences Rennes de l’Observatoire des sciences de l’Univers de Rennes (OSUR). Depuis plusieurs années, il étudie le lien entre les typhons, la déformation de la Terre et la sismicité à Taïwan. Grâce à ces travaux, il a pu mettre en évidence l’augmentation de la sismicité peu profonde sur l’île suite au passage du violent typhon Morakot en 2009. Il nous explique sa démarche et ses découvertes.
Pourquoi avoir choisi d’étudier Taïwan ?
L’île de Taïwan, au large de la Chine, est située à la frontière entre deux plaques tectoniques : la plaque Eurasiatique et la plaque des Philippines. Au nord-est de Taiwan, la plaque des Philippines passe sous la plaque de l'Eurasie, alors que dans le sud de l'île, l'inverse se produit : la plaque Eurasiatique glisse sous la plaque des Philippines. Le fait que Taïwan se trouve coincée entre ces deux zones de subduction explique le nombre de séismes - environ 20 000 - qui la secouent chaque année. Leur magnitude, mesurée grâce à des sismomètres, va d’environ 2, la plus faible magnitude mesurable à Taïwan, à 7,6 lors du séisme de Chi-Chi en 1999, sachant que les petits séismes sont beaucoup plus fréquents. De façon générale, on estime qu’une augmentation de magnitude de 1 diminue d’un facteur 10 la fréquence des tremblements. Taïwan se trouve également dans une zone où passent de nombreux typhons. Le réseau de sismomètres de l’île, assez ancien et dense, a permis de recenser les séismes depuis plusieurs décennies dans des catalogues dédiés. Il s’agit donc du meilleur endroit pour étudier le lien entre typhons et sismicité.
Comment ont démarré vos recherches ?
En 2017, j’ai participé à une étude1, dirigée par Maxime Mouyen de Géosciences Rennes, qui a analysé les déformations de la lithosphère (couche externe de la Terre) lors du passage de 31 typhons à Taïwan entre 2004 et 2013. Ces déformations sont enregistrées, en continu, par un réseau de capteurs de déformation, des instruments enfouis à environ 200 mètres de profondeur et capables de mesurer de tout petits déplacements avec une sensibilité de l’ordre d’un millionième du diamètre d’un cheveu. Le signal est influencé par de nombreux phénomènes comme les marées océaniques et terrestres, et doit donc être corrigé pour pouvoir observer l’effet des typhons. L’étude a révélé deux types de déformations dans des directions opposées. D’abord, le typhon, qui est associé à une dépression atmosphérique, engendre une dilatation de la surface terrestre. Puis, les quantités importantes de pluies déversées viennent appuyer sur la lithosphère et engendrent une compression à la surface de la Terre. Ces déformations sont cependant de faible amplitude, élastiques – c’est-à-dire que le milieu revient ensuite à son état normal – et n’induisent généralement pas de modification de la sismicité.
Comment avez-vous fait le lien avec la sismicité ?
En 2020, j’ai publié, avec mes collaborateurs, une étude2 sur le typhon Morakot qui a balayé Taïwan en 2009. D’une intensité inégalée depuis le recensement des typhons, il a déversé 3 mètres de pluie en 3 jours, provoquant plus de 10 000 glissements de terrain. Aux déformations produites par la dépression atmosphérique et les précipitations est donc venue s’ajouter celle causée par cette érosion. Sur une faille chevauchante, comme dans les zones de subduction ou dans la chaîne de montagnes de Taïwan, le glissement est retenu par la friction. Or, lorsque la surface de la Terre est érodée, elle perd de la masse et la friction des failles diminue, favorisant ainsi le glissement. Cela pourrait donc, théoriquement, accroitre la sismicité. L’analyse du catalogue sismique pour cette période semble le confirmer : la fréquence des séismes peu profonds (< 15 km) a augmenté pendant deux ans et demi après le passage du typhon avant de revenir à la normale. Cela peut s’expliquer par l’évacuation d’une bonne partie des sédiments issus des glissements de terrain au bout de deux ans et demi.
Il est également possible que les typhons, en déformant la lithosphère, impactent la sismicité plus profonde sur des temps plus longs. Mais comme le forçage principal de la déformation et de la sismicité reste la tectonique des plaques, il est très difficile d’évaluer l’influence des évènements extrêmes ponctuels.
Peut-on en tirer une loi générale ?
Depuis des dizaines d’années, les scientifiques soupçonnent un lien entre érosion des reliefs et tectonique mais c’est la première fois qu’on parvient à l’observer directement. La généralisation à partir d’un seul évènement reste un point sensible. Les modèles numériques appuient la relation de causalité mais il faudrait que d’autres études viennent l’étayer dans les années à venir. L’analyse des séismes, comme celui du Teil en 2019, ayant lieu à proximité de carrières, zones de forte érosion anthropique, pourraient aussi permettre de mieux comprendre les liens entre érosion et sismicité.
Propos recueillis par Marie Perez
1 Mouyen, M., Canitano, A., Chao, B. F., Hsu, Y.-J., Steer, P., Longuevergne, L., & Boy, J.-P. (2017). Typhoon-induced ground deformation. Geophysical Research Letters, 44, 11,004–11,011. https://doi.org/10.1002/2017GL075615
2 Steer, P., Jeandet, L., Cubas, N. et al. Earthquake statistics changed by typhoon-driven erosion. Sci Rep 10, 10899 (2020). https://doi.org/10.1038/s41598-020-67865-y