Turbulence plasma dans la magnétogaine terrestre
En utilisant des modèles théoriques récents développés au Laboratoire de physique des plasmas (LPP) et les mesures insitu des sondes spatiales Cluster et Themis dans lesquelles le LPP est fortement impliqué, des scientifiques ont obtenu la première estimation du taux de dissipation d'énergie dans la magnétogaine, une région clé de l'environnement plasma près de la Terre. Les valeurs trouvées sont au moins 100 supérieures à celles obtenues dans le vent solaire. Ces phénomènes de turbulence et de chauffage sont à l'oeuvre dans des milieux astrophysiques (notamment la couronne solaire). Ces résultats ont été publiés dans la revue Physical Research Letters, le 29 janvier 2018.
Le vent solaire est un plasma supersonique (flux de particules chargées principalement des protons et des électrons) qui est continuellement émis par le soleil. Le vent se propage dans le milieu interplanétaire et interagit avec les planètes du système solaire. Pour les planètes pourvues d’un champ magnétique intrinsèque, une magnétosphère se forme autour de la planète et agit comme un obstacle s’opposant à l’écoulement du vent solaire. L’interaction vent solaire-magnétosphère génère alors une onde de choc, suivie d’une région très turbulente appelée magnétogaine dans laquelle le vent solaire ralentit, devient plus dense et plus chaud (Figure 1). La turbulence plasma dans le magnétogaine est considérée comme un ingrédient clé pour comprendre les transferts d’énergie et la pénétration des particules du vent solaire dans la magnétosphère, processus responsables de plusieurs phénomènes dynamiques tels que les aurores polaires.
Malgré plusieurs décennies de recherche sur la turbulence plasma dans la magnétogaine, plusieurs de ses propriétés fondamentales demeurent méconnues. Une de ces inconnues est le taux moyen avec lequel l'énergie est dissipée dans le milieu. Dans un fluide turbulent (air, eau dans une rivière), des gros vortex de taille voisine collisionnent entre eux, se fragmentent et créent des vortex de plus petite taille jusqu’à atteindre des échelles encore plus petites où l’énergie cinétique des vortex est convertie en chaleur (dissipation). Le taux par lequel cette dissipation se fait est le même que celui avec lequel l’énergie des gros vortex est transférée aux plus petits (Figure 2). Dans la magnétogaine, cette cascade peut couvrir des échelles allant de 100 000 km à 1km. A la différence des fluides neutres, dans les plasmas l’énergie mise en jeu est celle des champs électrique et magnétique et sa dissipation (ou conversion) se traduit par un chauffage ou une accélération des particules du plasma. Ces processus se produisent dans beaucoup de plasmas astrophysiques (cf. chauffage de la couronne solaire, accélération des rayons cosmiques)
Dans l’article Hadid et al., les auteurs ont réalisé des progrès significatifs dans la compréhension de la turbulence dans la magnétogaine terrestre en obtenant la première estimation du taux de dissipation de l’énergie. En raison de la nature complexe de cette turbulence et de l'importance des fluctuations de densité (c'est à dire une plasma fortement compressible), il n’était pas possible jusque-là d’obtenir cette estimation en utilisant le modèle de turbulence incompressible largement utilisé dans le solaire vent. De nouveaux modèles théoriques plus complets – basés sur la magnétohydrodynamique ont été développés récemment au LPP pour remédier à cette lacune et pouvoir décrire la turbulence dans les plasmas astrophysiques où les effets de la compressibilité et d’anisotropie sont importants. L’application de ces modèles à un large échantillon de données venant des sondes spatiales ESA/Cluster et NASA/Themis dans la magnétogaine terrestre ont permis d’obtenir le taux de dissipation de l’énergie.
Les valeurs trouvées sont aux moins deux ordres de grandeurs plus élevées que celles déjà estimées dans le vent solaire, à cause notamment des fortes amplitudes des fluctuations magnétiques et de densité dans la magnétogaine. Le travail a permis aussi d’obtenir une première loi empirique qui relie le taux de dissipation d’énergie au nombre de Mach turbulent. Si cette loi est universelle, elle pourrait être appliquée à des milieux astrophysiques plus lointains, tels que les magnétosphères d'autres planètes ou le milieu interstellaire, où les mesures in-situ sont rares ou inexistantes (Figure 3). Les processus par lesquels l’énergie de la turbulence est dissipée restent une question ouverte à laquelle les travaux futurs tenteront de répondre.
Sources
L. Z. Hadid, F. Sahraoui, S. Galtier, and S. Y. Huang, Compressible Magnetohydrodynamic Turbulence in the Earth’s Magnetosheath: Estimation of the Energy Cascade Rate Using in situ Spacecraft Data, Physical Review Letters, 120, 055102, 29 janvier 2018