Table ronde « changement climatique : quelles relations entre scientifiques et décideurs publics ? »
Canicules, sécheresses, inondations, incendies … Le changement climatique se manifeste désormais très concrètement dans notre quotidien. Pourtant, alors que les scientifiques nous alertent depuis près de 50 ans sur le sujet, le citoyen peut avoir l’impression que les politiques publiques ne sont pas toujours à la hauteur. De leur côté, nombre de chercheurs et chercheuses ont récemment exprimé des frustrations : en février dernier, une tribune de 1400 scientifiques dénonçait un « discours de l’inaction ». En juin dernier, plus de 35 scientifiques de plusieurs organismes de recherche prenaient l’initiative de proposer aux nouveaux députés une formation aux enjeux climatiques. À l’échelon international, national ou local, beaucoup de chercheuses et chercheurs sont engagés pour produire des rapports, former des élus, expérimenter des solutions en concertation avec les citoyens.
Le dialogue scientifiques-décideurs publics existe-t-il ? Les rapports des scientifiques sont-ils un outil efficace pour parler aux acteurs publics ? Y a-t-il un déficit d’information ou un manque de formation de nos élus ? Local ou national, quel est l’échelon le plus efficace pour l’action publique en matière de climat ? Enfin, quel peut être et quel doit être sur ce sujet le rôle des scientifiques, et plus largement des organismes de recherche, auprès des décideurs publics ?
Pour faire le tour de ces questions, l’Institut des sciences de l’Univers du CNRS et la Ville de Grenoble ont organisé une table ronde en présence de scientifiques et d’élues le 12 octobre dernier, à Grenoble.
intervenants table ronde
- Sandrine Anquetin, chercheurse CNRS à l’Institut des Ggéosciences de l'environnement (IGE), co-responsable de la structure frontière ’Ouranos-Aura, membre du réseau national des GRECs (Groupes Régionaux d’Experts sur le Climat)
- Gerhard Krinner, chercheur CNRS à l’Institut des géosciences de l'environnement (IGE), et co-auteur du dernier rapport du GIEC
- Samuel Morin, chercheur Météo-France, directeur du Centre national de recherches météorologiques et co-auteur du dernier rapport du GIEC
- Anne-Sophie Olmos, vice-présidente de Grenoble-Alpes métropole, chargée du cycle de l’eau
- Maud Tavel, adjointe au maire de Grenoble et présidente de l’agence Capitale verte européenne 2022
Animation par Matthieu Rouault
Scientifiques / décideurs : des rôles bien définis ?
Gerhard Krinner s’appuie sur l’exemple du GIEC pour expliquer la répartition des rôles : ses rapports sont conçus comme une base scientifique, qui permet aux COP de se concentrer directement sur les négociations et les actions internationales dans le domaine climatique. Anne-Sophie Olmos confirme : « les élus sont là pour apporter l’énergie nécessaire pour transformer la matière scientifique en action ».
Samuel Morin estime que les effets du changement climatique sont aujourd’hui suffisamment manifestes pour que tout le monde s’en préoccupe et que le déni sur ses causes devienne marginal. L’enjeu est de faire appréhender l’ampleur des changements nécessaires pour faire face à cette évolution : du point de vue de l’adaptation et de la réduction des émissions. Dans ce cadre, le rôle des scientifiques est de renforcer la compréhension et les connaissances de l’évolution climatique, de ses conséquences et « inlassablement porter à la connaissance des décideurs les constats et les pistes de solutions ».
Pour Maud Tavel, la décision politique se nourrit bien sûr des sciences, mais il y a des aspects réglementaires et des aspects financiers. Les temporalités des décideurs politiques sont également problématiques : le temps du décideur est un temps long « celui qui décide de la construction du stade n’est pas celui qui l’inaugure », résume-t-elle, mais le changement climatique nécessite des réponses rapides, avec des coûts immédiats, et des effets et des bénéfices à long terme.
Dans ce contexte, que penser de l’action de certains scientifiques qui vont jusqu’à s’enchaîner ? Pour les scientifiques de la table ronde, on peut comprendre cette frustration. Pour autant, si certains sont tentés par d’éventuelles actions militantes, Sandrine Anquetin mentionne qu’en tant que scientifique, on doit rester vigilant entre sa posture de citoyen militant et sa posture de scientifique qui, de facto, engage son organisme de recherche d’appartenance dans de telles actions militantes, et ce n’est pas si simple.
De la formation des décideurs publics
Au mois d’avril dernier des chercheurs de divers organismes de recherche se sont rendus à l’Assemblée nationale pour délivrer des formations d’1 heure aux nouveaux députés (Initiative « Un mandat pour le climat »). Depuis la rentrée, d’autres sessions de formation ont eu lieu auprès du gouvernement. Quel regard porter sur des actions de type ? Maud Tavel dénonce la médiatisation des formations de ce type qui selon elle fait perdre en crédibilité la classe politique. « Bien sûr les élus ont besoin de se former et se forment tout le temps, mais ce type de formation très courte n’est pas une solution ». Selon Samuel Morin, la culture scientifique n’est certes pas toujours au rendez-vous chez les ministres, mais ils s’appuient sur une administration. Le problème est qu’elle n’a pas forcément été formée non plus à ce sujet. Aussi il estime que le vrai enjeu est de former les administrations territoriales « il faut tous qu’on monte d’un cran sur le sujet ! Ça ne suffit pas de former les ministres ». Certains élus s’avouent effectivement démunis et les scientifiques répondent souvent à des demandes de formation de leur part. Sandrine Anquetin pondère : on n’attend pas d’un ou une politique d’avoir une connaissance pointue sur le sujet du climat, mais on attend qu’il ou elle reconnaisse les expertises des scientifiques pour savoir les interpeller quand il le faut, et les respecter. Il y a en effet surtout un besoin d’apprendre à travailler ensemble.
Apprendre à travailler ensemble
Pour Anne-Sophie Olmos, il manque surtout des espaces opérationnels d’échanges entre décideurs et scientifiques. Par exemple, la nappe souterraine de Grenoble est une des nappes les plus polluées du pays. Mais des études de faisabilité réalisées en 2015 ont montré qu’il était jugé trop coûteux d’agir et par conséquent quasi rien n’a été fait. Est-ce que les scientifiques ne pourraient pas aider les décideurs à mettre en place des choses certes plus légères mais qui ont un impact ? Dans le cadre de sa candidature au dispositif Grenoble Capitale verte européenne1 la ville de Grenoble a constitué un conseil scientifique. Maud Tavel explique que ce conseil scientifique a pour rôle de contribuer à vulgariser les sujets scientifiques mais « doit aussi être le poil à gratter des institutions locales pour vérifier que nos orientations à 10 ou 15 ans sont suffisantes, et qu’on ne pourrait pas faire mieux. » Elle insiste sur la nécessité que les acteurs travaillent ensemble.
Sandrine Anquetin déplore que notre organisation territoriale par services, ministères, etc. ne soit pas bien adaptée pour répondre aux enjeux du changement climatique et de la biodiversité. « On a un service de l’eau, un service pour le tourisme et encore un autre pour l’agriculture, l’industrie … tout est en silo ! Les enjeux climatiques et de perte de biodiversité nécessitent de travailler sur des socio-écosystèmes, à l’échelle du territoire. On a besoin d’interpeller tous ces différents services … qui parfois ne communiquent pas très bien ! »
- 1Le dispositif « Capitale verte européenne » a été conçu par la Commission européenne en 2008. Deux villes françaises portent actuellement ce titre : Nantes en 2013 et Grenoble en 2022.
Décideurs, scientifiques … et citoyens
S’il faut réussir à institutionnaliser les échanges et les débats, selon Maud Tavel, il faut également que les citoyens participent à ces débats. Sandrine Anquetin nous rappelle que c’est d’ailleurs tout l’enjeu de structures comme Ouranos-Aura, un groupement régional d’experts sur le climat (GREC). En lien avec des chercheurs, des décideurs publics, mais aussi des citoyens, les GRECs1 se sont constitués ou se constituent dans la plupart des grandes régions françaises. Si leur cadre diffère un peu selon les régions, leur objectif est d’apporter aux acteurs du territoire des connaissances facilitant le déploiement de stratégies d’adaptation au changement climatique, mais également de diffuser les connaissances scientifiques auprès des citoyens. Ouranos-Aura est le GREC de la région Auvergne Rhône-Alpes. Il a pour objectif de rapprocher les acteurs académiques et non-académiques. Les sujets étudiés par ces structures régionales sont liés aux problématiques locales : par exemple, l’impact du changement climatique sur les Alpes à Grenoble, l’impact de la montée des eaux près du littoral en Bretagne, etc…. Si les scientifiques n’ont pas d’entrée de jeu les données précises qui concernent un territoire, ils orientent alors leurs recherches sur les questions remontées par les acteurs territoriaux du site choisi. Les GREC organisent souvent des ateliers avec les habitants pour travailler sur l’acceptabilité des solutions envisagées. La recherche sur le changement climatique est ainsi partagée avec les élus, les associations, les collectivités territoriales et les habitants. Elle est également très ancrée dans les territoires.
- 1Acclima-Terra en Nouvelle-Aquitaine, Grec-Sud en Provence- Alpes-Côte d’Azur, Ouranos-Aura en Auvergne Rhône-Alpes, Giec normand, Reco en Occitanie, Grec francilien, Synergîle en Guadeloupe…
Le territoire, le bon niveau d’action ?
Sandrine Anquetin estime qu’il lui est personnellement vital que ses recherches soient ancrées sur les territoires. Les questions soulevées sont, selon elle, des questions qui sont intéressantes et s’avèrent innovantes car elles permettent de répondre à des enjeux remontés par les acteurs. L’objectif est d’accompagner les territoires, de traduire leurs besoins en question scientifique.
Maud Tavel confirme qu’il faut agir au niveau des territoires et suggère de faire confiance aux responsables politiques locaux. « On ne peut avoir une approche seulement macro ».