La restauration de la Guette ou comment sauver les tourbières
Les tourbières sont des écosystèmes qui possèdent la particularité d’être capable de stocker la matière organique qu’ils produisent, le plus souvent depuis des millénaires. Elles s’avèrent donc être d’importants réservoirs de carbone. La tourbière de la Guette, dans le Cher, fait depuis plusieurs années l’objet d’une attention particulière des chercheurs. En effet, pour différentes raisons, elle libère désormais du dioxyde de carbone vers l'atmosphère. Un fastidieux travail de restauration a donc été entrepris sur ce site, qui nous apprend beaucoup sur le fonctionnement de ces milieux et pourrait servir d'exemple de bonne pratique car le site n’est malheureusement pas un cas isolé. Sébastien Gogo, enseignant-chercheur à l’université d’Orléans et animateur du SNO1 Tourbières dont fait partie ce site, nous explique les enjeux et les modalités de cette démarche.
- 1Service National d'Observation
Qu’est-ce qu’une tourbière ?
Les tourbières font partie des zones humides, c’est-à-dire des zones dont le sol est, en permanence ou temporairement, inondé en eau. En cas de sécheresses, les zones humides ont la faculté appréciable de faire tampon et d’amoindrir leur impact.
Ces écosystèmes se caractérisent par la présence d’un genre de mousse particulière, la sphaigne, qui est le genre le plus répandu au monde et dont on trouve en particulier d’immenses surfaces au Canada et en Russie. La sphaigne est particulière dans le sens où elle est capable de créer des conditions favorables à son propre développement… conditions qui s’avèrent être bien souvent défavorables aux autres ! Ainsi, elle piège les nutriments dont elle a besoin en faible quantité, comme le potassium ou l’azote … afin d’empêcher les autres plantes de se développer. Ces dernières souffrent également de sa capacité à retenir jusqu’à 30 fois son poids sec en eau ! Enfin, la sphaigne est capable d’acidifier son milieu, là encore au détriment des autres organismes. Les chercheurs estiment que c’est au moment de la dernière déglaciation, il y a environ 10 000 ans, qu’une grande partie des tourbières à sphaignes se sont constituées : après le retrait des glaciers, des lacs se sont formés puis petit à petit comblés et les sphaignes sont arrivées, souvent sur 5 à 6 mètres de profondeur. C’est au moins le cas pour les tourbières bombées.
Les tourbières : un puit de carbone
Une autre particularité des tourbières, et non des moindres, est que ce sont des écosystèmes capables de stocker la matière organique qu’ils produisent. Celle-ci se décompose en effet très lentement dans le sol tourbeux. Alors que dans une forêt, il y a globalement un équilibre entre la biomasse végétale produite d’une part et le carbone provenant de la dégradation de la matière organique d’autre part au bout d’une centaine d’années, dans une tourbière, on observe ce déséquilibre sur plusieurs millénaires.
« C’est comme dans un compte en banque, s’amuse Sébastien Gogo, si on y met plus d’argent qu’on en sort, mécaniquement, ça va s’accumuler. Ici, ça s’accumule depuis 10 000 ans ! ». Résultat : la tourbière stocke de très grande quantité de carbone depuis des millénaires. Si elles ne représentent que 3 % de la superficie du globe, elles contiennent environ 25 % du stock mondial de carbone organique du sol.
Menace sur les tourbières
Peut-être devrions nous malheureusement dire plutôt qu’elles contenaient environ 25 % du stock mondial de carbone organique du sol. En effet, dans certaines parties du monde, comme en Europe de l’ouest, ces écosystèmes ont été perturbés par les activités humaines, de manières directe et indirecte.
Dans le premier cas, il s’agit de l’extraction de tourbe, un peu pour faire du whisky, beaucoup pour le chauffage, et également en tant que support de culture étant donné la capacité de la sphaigne à retenir l’eau. Heureusement, grâce à une certaine prise de conscience, il y a de moins en moins d’extraction de tourbe… « mais les dommages sont là » se désole Sébastien Gogo . Toujours dans la catégorie des perturbations directes, on peut citer les sécheresses, qui arrivent de plus en plus fréquemment avec le changement climatique en cours, et provoquent des incendies de tourbe, comme on en voit notamment en Sibérie. Ces incendies sont très sournois : ils ne se voient pas forcément car la tourbe se consume très lentement, mais sont très difficile à éteindre.
Le second cas est celui qui porte le plus préjudice aux tourbières : c’est de drainage. De nombreuses tourbières ont en effet été drainées pour créer des prairies, pour l’agriculture, ou aussi pour créer des forêts, à des fins économiques. Par exemple en Finlande, des pins ont été plantés dans les tourbières. Mais en drainant, on a augmenté l’épaisseur du sol soumis à des conditions où il y a beaucoup d’oxygène. Et les microbes, disposant de plus d’oxygène, deviennent plus actifs et, en consommant la matière organique, respirent et relâchent du CO2 dans l’atmosphère. « Le système qui précédemment fonctionnait en puits de carbone fonctionne soudain en source de carbone. » résume Sébastien Gogo. « Et si toutes les tourbières du monde venaient à fonctionner en système source, on aurait alors un gros problème ».
À vrai dire, un tel processus est redouté avec la hausse des températures, qui risque d’augmenter l’activité de décomposition, et ainsi non seulement augmenter le la production de CO2 mais aussi celle de méthane (25 fois plus réchauffant que le CO2).
Avec le drainage, les sphaignes qui n'ont pas de racines leur permettant de puiser de l'eau profondément dans le sol, finissent par disparaitre, et la végétation change. Des éricacées (communément appelées bruyères) profitent de l’aubaine mais ce sont des espèces qui ne favorisent pas le stockage de carbone.
La Guette, une tourbière sous haute surveillance
Située dans le Cher, plus précisément à Neuvy-sur-Barangeon, au nord-est de Vierzon, la tourbière de la Guette occupe vingt-trois hectares. Elle fait partie du « Service National d’Observation » Tourbières qui comprend quatre sites français et dont l’objet est d'observer sur le long terme le fonctionnement des tourbières tempérées et de modéliser le cycle du carbone sous impacts climatiques et anthropiques .
De multiples spécialistes auscultent cette tourbière : des écologues observent les organismes vivants (végétation et faune), des bio-géochimistes analysent la matière organique et microorganismes du sol, des atmosphéristes et écophysiologistes mesurent les flux gazeux de carbone (dioxyde de carbone et méthane), des hydrogéochimistes y étudient le cycle de l'eau, mesurent le carbone dissous et réalisent le bilan hydrologique. Qu'observent-ils précisément ?
D’abord, le suivi leur permet d’estimer le bilan de carbone de la tourbière à l’échelle annuelle. Sur une partie de la tourbière, on a des équipements qui permettent de suivre à haute fréquence les flux de carbone : Une station Eddy-covariance permet de mesurer le vent (sa vitesse et sa direction) et sa concentration en gaz pour voir comment ces variables « co-varient » . En pratique, cela permet d’estimer un flux de CO2 et de méthane toutes les demi-heures.
On mesure également des variables dans l’atmosphère, via des stations météo, mais également dans le sol, via des capteurs. En effet, les gaz à effet de serre (GES) étant produits dans le sol, on cherche à suivre en continu la température du sol et sa teneur en eau. On a aussi des stations qui nous permettent de calculer le bilan d’énergie de l’écosystème (on mesure le rayonnement du soleil, la chaleur qui rentre dans le sol).
La qualité des données produites a permis au site de La Guette d’être labellisé par l'Infrastructure de Recherche ICOS1 , qui mesure les gaz à effet de serre, ainsi que par le réseau international Fluxnet qui mesure le méthane. Les tourbières sont en effet en général une importante source de méthane (produit par les organismes anaérobies), mais ça n’est pas le cas à La Guette où le sol n'est désormais plus assez ennoyé pour permettre l'installation de conditions anaérobies.
La Guette, une tourbière en souffrance
Grâce aux données recueillies jour après jour et année après année depuis 2009, on a pu établir en 2014 un premier diagnostic indiquant que la tourbière fonctionnait en source de carbone. D’où l’idée de restaurer cet écosystème. Mais comment restaure-t-on une tourbière ?
Une des premières actions a été d’agir sur l’hydrologie. Un aménagement autoroutier proche de La Guette drainait depuis des décennies la tourbière de facto . A l’exutoire, là où sort l’eau du système, le drain longeant la route a été converti en méandres afin de ralentir la circulation de l’eau en surface. Des tranchées creusées dans le sol tourbeux et remplies de bentonite (argile imperméable) emballée dans du géotextile ont également été mises en place afin reduire la circulation de l'eau en profondeur. Mais cela n’est pas toujours suffisant pour restaurer l’écosystème.
Grâce à un projet cofinancé par la Région Centre Val de Loire, les scientifiques ont pu démarrer immédiatement des expérimentations sur la restauration de la végétation. Ils ont créé des petites placettes de 2m/2m de différentes sortes : par endroit, ils ont enlevé la végétation et les premiers centimètres de tourbe, puis ont transplanté des sphaignes pour voir si cette mousse est capable de repousser. Dans d'autres placettes, ils ont procédé de la même manière sans ajouter de sphaignes. Des placettes de contrôle ont également été délimitées pour servir de témoin. Ces trois traitements ont reproduits dans deux zones de la tourbière : en situation humide (proche de la zone de restauration hydrologique) et en situation plus sèche, soit au total six variantes.
Verdict : Si on remet des sphaignes en condition plus humide, on rejette moins de carbone vers l'atmosphère. À défaut de retransformer la tourbière en puits, on fonctionne moins en source. Par ailleurs, comme on peut s’y attendre, les sphaignes se développent beaucoup mieux quand il y a de l’eau. Et Sébastien Gogo de conclure : « On voit bien ainsi qu’entreprendre des modifications sur la végétation a moins de sens si on n’agit pas en parallèle sur l’hydrologie du système ».
Depuis 2019, la participation au projet européen Interreg Care-Peat permet de capitaliser sur ces résultats en changeant de dimension. On reprend le principe des placettes. Toujours déployées en parallèle dans une zone humide et une zone moins humide, les parcelles sont désormais de 20m /30m. On décape et réimplante dans chaque parcelle des patchs de sphaigne de 60 cm de diamètre. On garde toujours une zone de contrôle quand-même pour pouvoir comparer les résultats. Sur la durée du projet, de précieuses données vont être engrangées : dans la partie humide, on aura les mesures des flux, et des photos prises par drone permettront de mesurer le développement de la végétation.
A priori, il faudra plusieurs années pour savoir si ces travaux de restauration réalisés à l’automne dernier porteront leurs fruits, mais les premières mesures obtenues sont déjà encourageantes.
- 1International Carbon Observatory System