La qualité de l’eau à la loupe
Au niveau européen, la surveillance de la qualité de l’eau est une priorité. Pourtant, dans le monde, plus de 700 millions de personnes consomment de l’eau insalubre. Cela entraîne beaucoup d'interrogations. Mais comment définir la notion de « qualité de l’eau » ? L’eau est-elle de mauvaise qualité naturellement ou bien est-elle influencée par les activités humaines ? Comment la recherche peut-elle améliorer les connaissances sur la qualité de l’eau ? Nous faisons le point avec Corinne Casiot, chercheuse à HydroSciences Montpellier et spécialiste des pollutions métalliques.
Qu’est-ce que la qualité de l’eau ?
La notion de qualité de l’eau est relative. Elle dépend des usages que l’on veut en faire, que ce soit pour la consommation humaine, l’irrigation, la production industrielle ou encore le maintien des écosystèmes… Depuis 2000, l'évaluation de la qualité de l’eau est harmonisée à l’échelle européenne grâce à la directive-cadre sur l'eau. Elle a pour objectif de parvenir au bon état des masses d’eau1 dans l’Union Européenne à l'horizon 2027. Pour atteindre cette finalité, décider de critères d’évaluation de l’état des eaux au niveau européen était nécessaire. C’est pourquoi il a fallu mettre en place un réseau de surveillance de la qualité des eaux de surface et des eaux souterraines. Celui-ci surveille plusieurs aspects ; en plus des nombreux paramètres étudiés, 45 substances prioritaires sont scrutées afin de s’assurer que leur niveau soit conforme aux normes de qualité environnementale. Si l’objectif est que les substances synthétiques, produites par l’humain, se rapprochent de zéro, ce n’est pas le cas pour les substances naturellement présentes, qui doivent se rapprocher au maximum des “valeurs de fond”, celles attendues à un endroit donné compte tenu de la nature des roches traversées. Les eaux de surface doivent avoir également un bon état écologique, c’est-à-dire avoir une bonne qualité biologique, physico-chimique et hydromorphologique. Les eaux souterraines, quant à elles, doivent avoir un bon état quantitatif, afin que l’équilibre de la nappe ne soit pas menacé. Les différents pays de l’Union Européenne (UE) réalisent des rapports réguliers sur les niveaux de qualité atteints sur ces différents points de mesure. Le but de ce dispositif est d’éliminer les perturbations qui affectent la qualité de l’eau pour pouvoir atteindre le bon état des masses d’eau dans l’ensemble de l’UE.
- 1Le terme « masse d’eau » correspond au découpage élémentaire des milieux aquatiques destiné à être l’unité d’évaluation de la directive-cadre sur l’eau. Une masse d'eau de surface est une partie distincte et significative des eaux de surface, telle qu'un lac, un réservoir, une rivière, un fleuve, un canal, une eau de transition ou une portion d'eaux côtières. Une masse d'eau souterraine est un volume distinct d'eau souterraine à l'intérieur d'un ou de plusieurs aquifères.
L’eau peut-elle être naturellement polluée ?
À l’état naturel, l’eau contient des minéraux dissous. La nature des roches traversées joue sur cette minéralisation et lui confère un pH neutre, acide ou basique. Par exemple, si l’eau traverse des roches granitiques, elle sera plutôt acide. Si l’eau traverse un ensemble de roches calcaires, elle sera dite « dure » car elle aura des concentrations en calcium et magnésium plus élevées. Mais ces éléments minéraux peuvent être parfois toxiques pour la santé humaine lorsqu’il s’agit d’arsenic, de fluor ou encore de manganèse… Si leur présence et leur concentration dans les eaux souterraines, et donc parfois dans les eaux de consommation, dépendent souvent de processus naturels, les activités humaines peuvent aussi favoriser leur apparition. C’est le cas au Bangladesh, où des modifications liées aux pompages des eaux souterraines entraînent le transfert de matière organique des eaux de surface vers les eaux profondes. Ce transfert crée un processus de libération d’arsenic catalysé par des bactéries. Ainsi, les scientifiques cherchent à décrypter les processus de libération d’éléments toxiques et à faire apparaître l’écart entre les valeurs relevées et les valeurs naturelles, de « bruit de fond géochimique ».
En quoi les activités humaines agissent-elles sur la qualité de l’eau ?
Que ce soit en ville ou en campagne, de nombreuses activités humaines ont un effet négatif sur la qualité de l’eau. Au niveau des villes, les fortes concentrations humaines entraînent la libération de micro-organismes pathogènes dans les eaux de surface. Dans le monde, on estime qu’environ 2 millions de morts sont attribuables chaque année à la pollution de l’eau. Parmi ces décès, une part importante résulte des conséquences de maladies liées à la présence de pathogènes dans l’eau, notamment chez les enfants. Ces pathogènes proviennent souvent de matières fécales. L’un des objectifs de développement durable des Nations Unies est d’améliorer le traitement des eaux usées afin d’éviter ces décès. Bien que les problèmes de pathogènes soient connus depuis longtemps par les scientifiques, les solutions n’ont pas encore été déployées dans certaines villes du monde dont la croissance échappe à la planification urbaine. Un autre problème est l’antibiorésistance, exacerbée par l’artificialisation des eaux en ville. Des facteurs environnementaux favorisent en effet le transfert de gènes de résistance des bactéries pathogènes antibiorésistantes vers les bactéries de l’environnement, mais ils sont encore méconnus. Concernant les polluants inorganiques, certains métaux toxiques connus depuis longtemps sont émergents en milieu urbain. C’est le cas de l’antimoine dont on vient tout juste de découvrir la présence dans les eaux de ruissellement issues du lessivage des routes par temps de pluie. Cet élément est utilisé dans des matières plastiques et dans les plaquettes de frein, mais les scientifiques doivent encore identifier les autres sources d’antimoine en milieu urbain, la manière dont il est transféré et les risques encourus pour la ressource en eau et pour les populations.
Les pollutions liées aux activités humaines sont aussi présentes dans les zones de campagne. Le recensement de la ressource en eau à l'échelle européenne a permis de mettre en évidence le problème des émissions excessives de nutriments comme les nitrates, le phosphore et les éléments-traces toxiques associés (cadmium, uranium, etc) ainsi que les pesticides liés aux activités agricoles. L’enrichissement des eaux en nutriments peut créer une eutrophisation, c’est-à-dire une diminution de la quantité d’oxygène dans les eaux provoquée par l’augmentation de la croissance des algues. S’ensuit la mort des animaux aquatiques et une perte de biodiversité des masses d’eau. Les campagnes françaises subissent aussi l’héritage des activités minières du XXème siècle. Les activités d’extraction des métaux de base comme le plomb ou le zinc ont laissé des déchets miniers plus ou moins bien entreposés et qui, depuis plus de 50 ans, dégradent la qualité des eaux de surface et possiblement celle des eaux souterraines. Les concentrations en métaux en aval de ces sites miniers peuvent être encore très élevées et compromettre le bon état des masses d’eau. Certains de ces sites ne correspondent toujours pas aux objectifs de qualité de l’eau fixés par la directive-cadre sur l’eau.
En ville comme à la campagne, on voit l’arrivée d’un nouveau type de polluant qu’on appelle les « polluants émergents ». Résidus de médicaments, nanoparticules, microplastiques, gènes d’antibiorésistance…, ce sont des produits d’origine naturelle ou synthétique qui ne sont pas couramment surveillés dans l’environnement mais qui peuvent y pénétrer, notamment via les eaux usées, et entraîner des effets délétères sur l’environnement et la santé humaine. A l’heure actuelle, il existe au moins 700 polluants émergents listés dans les masses d’eau européennes. Aujourd’hui, le défi est de documenter leur présence dans la ressource en eau ainsi que leurs conséquences sur la santé humaine et les écosystèmes.
Quelles sont les perspectives de la recherche ?
Actuellement, les scientifiques s’investissent dans différents axes de recherche qui pourraient s’avérer prometteurs pour la détection de certains polluants et la compréhension de leur comportement dans les hydrosystèmes. Pour des contaminants tels que les métaux, on développe l’outil isotopique. Cette méthode permettrait de déterminer l’origine d’une pollution métallique et aussi de quantifier la contribution de chacune des sources. C’est à l’aide de spectromètres de masses à multi-collection que l’on mesure le rapport isotopique d’un métal de manière très précise : on détermine ainsi les proportions des différents isotopes de ce métal (comme le zinc, l’antimoine ou le mercure par exemple). Le rapport isotopique du métal sera légèrement différent selon l’origine industrielle ou naturelle du métal, voire même selon la mine dont il a été extrait. A l’heure actuelle, les spécialistes travaillent sur le sujet pour préciser les conditions d’utilisation de cet outil isotopique permettant de tracer l’origine d’un métal dans un hydrosystème.
L’analyse des contaminants organiques émergents est aussi une de voies de recherche très prometteuses. Actuellement, lorsque l’on fait une analyse, on recherche a priori un contaminant bien précis. La limite de cette méthode est que l’on peut passer à côté d’autres contaminants non recherchés. Aujourd’hui, l’idée est de développer des méthodes d’analyse non ciblées. Cela peut se faire via la chromatographie liquide couplée à la spectrométrie de masse. On obtient d’abord des spectres de masse représentant une multitude de composés, sans pouvoir les identifier, puis on les compare à des bases de données qui permettent de nommer les polluants présents. L’enjeu actuel est de développer les bases de données et des méthodes d’analyse de ces données pour aller plus loin dans la connaissance globale des polluants présents dans le milieu aquatique.
De façon complémentaire, un autre axe de recherche consiste à développer des outils d’analyse à faible coût, ayant des performances moins poussées mais pouvant être utilisés sur un grand nombre de sites et/ou plus fréquemment. L’analyse de certains paramètres physico-chimiques et polluants permettrait de suivre la qualité de l’eau lors d’événements exceptionnels tels que des crues, souvent trop rapides pour être analysées par les suivis traditionnels. Ces outils pourraient être utilisés dans des pays où les eaux de surface sont moins étudiées qu’en Europe et permettre, en définitive, de quantifier la portée sanitaire de l’exposition aux polluants, anciens comme récents.
Lucie LEPRINCE