La campagne Manta-Ray : mieux comprendre la zone de subduction des Petites-Antilles
Comparativement à la plupart des autres zones de subduction de notre planète, la zone de subduction des Petites Antilles génère une activité sismique modérée. Pour comprendre cette spécificité, les scientifiques de la mission Manta-Ray sont partis du 29 avril au 27 juin 2022 à bord de l’Atalante. Frauke Klingelhoefer, chercheuse Ifremer au laboratoire GO-IUEM1 et responsable principale de la mission et Boris Marcaillou, enseignant-chercheur de l’Université Côte d’Azur au laboratoire Géoazur-OCA2, nous éclairent sur les enjeux de cette campagne.
Pourquoi avoir choisi d’étudier la zone de subduction des Petites Antilles ?
De nombreuses campagnes ont eu lieu dans des zones qui produisent beaucoup de séismes (comme le Japon ou la Nouvelle Zélande par exemple), pour en comprendre la genèse. Nous concernant, nous avons, au contraire, proposé d’étudier les raisons qui contrôlent la faible activité sismique et notamment le faible nombre de séismes de forte magnitude dans la zone de subduction des Petites Antilles. L’idée, en quelque sorte, est d‘étudier le phénomène -la sismogenèse ou naissance des séismes - par le contre-exemple.
Pour créer un séisme, il faut que des plaques soient « bloquées » pendant longtemps, qu’elles ne glissent pas l’une contre l’autre. Ainsi, au bout d’un moment, l’énergie accumulée enclenche un mouvement rapide des plaques et génère une secousse. Aux Petites Antilles, les plaques nord-américaine et sud-américaine s’enfoncent sous la plaque des Caraïbes. Nous faisons l’hypothèse que cette zone serait beaucoup plus hydratée que d’autres plaques, grâce à une très grande quantité de fluide qui agirait comme un roulement à billes, favorisant un mouvement libre et progressif des plaques. Ceci expliquerait pourquoi la zone de subduction des Petites Antilles ne génère que peu de séismes. Le but de la campagne Manta Ray est donc d’essayer de quantifier les fluides qui circulent dans la subduction, entre leur entrée dans la fosse de subduction de la plaque océanique et leur sortie au fond de la mer, à proximité des iles, dans le domaine avant-arc.
Pourquoi la zone de subduction des petites Antilles serait-elle plus hydratée ?
Le degré d’hydratation des zones de subduction est en partie lié à la nature de la croûte des plaques plongeantes formées aux rides médio-océaniques. Si on prend l’exemple de la croûte océanique dans le Pacifique, elle se forme au niveau d’une ride dite « rapide », engendrant une composition de basalte et de gabbro. La subduction de ce type de croûte est en règle générale de nature à générer de grands séismes. La croûte Atlantique se forme, elle, au niveau d’une ride dite « lente » où le manteau arrive en surface et cristallise sous forme de péridotites qui, au contact de l’eau de mer, s’altèrent en serpentinites. Beaucoup moins résistante que le basalte ou le gabbro, la serpentinite a la capacité de stocker de l’eau au sein même de sa structure. Par ailleurs, la fracturation classique de la croûte océanique avant son entrée en subduction va permettre des infiltrations importantes d’eau et accroître ce processus de serpentinisation en profondeur. La serpentinite amène l’eau dans les profondeurs de la subduction puis finit par la restituer. Cela participe à l’hydratation de la zone entre les plaques et on pense que cela limite la genèse des grands séismes de subduction.
Quels sont les objectifs de la campagne Manta Ray ?
Le but de cette campagne est d’obtenir des images et des modèles de vitesses de la croûte océanique à son entrée en subduction. Le nombre et la nature des fractures permettra d’estimer la quantité d’eau qui s’infiltre dans la croûte. Les hétérogénéités de vitesse doivent permettre d’estimer le degré d’hydratation de la péridotite.
A proximité des plateformes des îles, entre 2000 et 4000 mètres de profondeur d’eau, on a observé de très grandes failles au fond de l’océan directement associées à des volcans de boue. Or, depuis l’océan, les fluides peuvent suivre divers chemins avant de ressortir par les volcans : soit ils circulent pendant une courte période de temps dans les failles superficielles des bassins sédimentaires et de la croûte, soit ils sont originaires des grandes profondeurs de la zone de subduction et prennent plusieurs millions d’années pour remonter en surface. L’analyse de la composition chimique de ces fluides et des communautés bactériennes associées doit permettre de comprendre leur origine et leur trajet.
En quoi cette campagne diffère-t-elle des précédentes ?
La croûte océanique a été intensément étudiée au niveau de la ride médio-atlantique. L’exhumation sporadique de péridotites serpentinisées à la faveur de failles profondes y est connue. Cependant les communautés scientifiques qui étudient, d’une part, les zones d’accrétion médio-océaniques et, d’autre part, les zones de subduction, ne travaillent pas toujours ensemble sur l'évolution globale de la croûte depuis sa création jusqu’à sa subduction. C’est au moment de la série de campagnes, Antithesis (2013-2016), que la découverte d’une portion de croûte de type accrétion lente en subduction sous les Petites Antilles du Nord a soulevé l’intérêt de l’impact de la quantité de fluides sur la subduction des Antilles.
Quels sont les instruments utilisés lors de la campagne et comment fonctionnent-ils ?
Deux grandes catégories d’instruments ont été utilisées lors de cette campagne : les instruments d’imagerie et les instruments de prélèvement. En imagerie, nous avons acquis des données bathymétriques grâce à un sondeur multifaisceaux, pour créer des cartes du relief du fond de l’océan dont la précision s’approche de la dizaine de mètres. Toujours en imagerie, les données de sismique réflexion nous permettent d’analyser la structure et les déformations de sédiments et de la croûte de la plaque océanique en subduction et de la marge sur des coupes verticales. Cette méthode d’imagerie sismique qui utilise la réflexion d’ondes acoustiques émises sur les différentes interfaces du fond et du sous-sol nous fournit des images jusqu’à 18 km de profondeur sous le fond de la mer. Enfin, la sismique réfraction permet d’obtenir une imagerie plus profonde encore (jusqu’à 50 km) grâce à des sismomètres déployés au fond de l’océan qui enregistrent les réflexions et réfractions d’ondes sonores émises, plus puissantes. Cette dernière méthode permet en particulier d’obtenir les vitesses de propagation des ondes dans les roches qui renseignent sur leur nature, composition et degré d’hydratation. Finalement, ces différentes méthodes d’imagerie sont fortement complémentaires et fournissent une vision globale de la structure du fond et du sous-sol.
Pour les prélèvements et les analyses sédimentaires, nous utilisons un carottier Calypso. Déployé depuis le bateau, celui-ci permet de récupérer des carottes de sédiments de 10 à 30 mètres de long. Après la découpe, les sédimentologues peuvent étudier les caractéristiques, la structure et différentes propriétés mécaniques des sédiments. Les géochimistes nous renseignent sur la composition chimique des sédiments et des fluides qu’ils contiennent. Les analyses d’ADN environnemental réalisées par les biologistes requièrent l’utilisation d’un carottier multitube qui possède 8 tubes de 60 cm. L’analyse de l’ADN environnemental doit permettre d’identifier les communautés bactériennes associées aux sorties fluides et le cas échéant caractériser celles qui seraient inconnues à ce jour. Faire le lien entre ces communautés bactériennes et la composition chimique des fluides qui remontent des profondeurs fournirait des informations fondamentales sur la biodiversité des grands fonds. Cette année, lors de la campagne Manta-Ray, nous n’avons pas pu réaliser l’intégralité des prélèvements à cause de cas de COVID-19 à bord. Une partie importante de ces prélèvements est donc repoussée à l’année prochaine.
À quoi ressemble le quotidien sur le navire l’Atalante lors d’une mission scientifique telle que Manta-Ray ?
L’équipage et l’équipe scientifique travaillent tous les jours sur le bateau et ce, de jour comme de nuit. Une trentaine de scientifiques ont séjourné à bord, tous et toutes spécialistes d’une méthode ou d’un instrument : biologistes, sédimentologues, géochimistes pour l’eau et les sédiments, spécialistes de la bathymétrie, de l’acquisition sismique, du traitement des données sismiques et des sismomètres. L’acquisition de l’imagerie sismique et bathymétrique nécessite la présence permanente d’une équipe technique et scientifique pour suivre les acquisitions. La journée est alors partagée en « quarts » sur lesquels les équipes se relaient. Le premier va de 4h à 8h puis de 16h à 20h, le deuxième de 8h à midi et de 20h à minuit et le troisième de midi à 16h et de minuit à 4h. Pour la sismique réfraction, le travail s’effectue en continu pour mettre les sismomètres à l’eau, au rythme d’un instrument toutes les 30 minutes, ou les récupérer en fin d’acquisition. Au cours de ces phases bien sûr, les pauses sont courtes et le sommeil rare. Les carottiers génèrent un programme de travail « à la tâche » : L’arrivée d’une carotte sur le pont nécessite la présence des équipes techniques et scientifiques pour les réceptionner, les traiter et les analyser, afin de préparer le plus rapidement possible le carottier pour son déploiement suivant.
1 Laboratoire Geo-Ocean (CNRS / Ifremer / UBO / UBS)
2 Laboratoire Géoazur (CNRS / IRD / OCA / UCA)