Comment les îles du Pacifique tropical peuvent-elles fertiliser le plancton à distance ?
L’effet fertilisant des îles sur le plancton de leurs milieux océaniques environnants a été découvert il y a plus de soixante ans. Or, des chercheurs de l’Institut méditerranéen d’océanologie (MIO/PYTHÉAS, CNRS / Université de Toulon / IRD / AMU) et du Laboratoire d'océanographie physique et spatiale (LOPS/IUEM, UBU / Ifremer / CNRS / IRD) viennent de démontrer pour la première fois que les îles peuvent également fertiliser les eaux océaniques situées à distance. Cet « effet d’île retardé » peut ainsi être responsable d’un enrichissement biologique très important des eaux pauvres du Pacifique tropical, situées loin de toute terre.
Dans les eaux pauvres du Pacifique tropical, les îles sont des sources de nutriments pour les algues photosynthétiques microscopiques, ou phytoplancton, des eaux alentour. Il en résulte un enrichissement en phytoplancton - un « bloom » - des écosystèmes proches des îles. Cet effet fertilisant, dit « effet d’île », se traduit par une augmentation de la concentration en chlorophylle ce qui permet de l'identifier par observations satellitaires.
En 2015, lors de la campagne océanographique OUTPACE, un bloom spectaculaire a été observé par satellite dans le Pacifique tropical Sud-Ouest, à quelques centaines de kilomètres des îles Tonga. Sur le navire océanographique l’Atalante, des scientifiques ont passé 5 jours à échantillonner ce bloom. Ils ont observé qu’il était composé d’un phytoplancton fixateur d’azote appelé Trichodesmium qui a besoin de beaucoup de fer pour se développer. De tels blooms, loin des terres, sont généralement attribués à des processus verticaux locaux, de mélange ou de remontée d’eau, qui introduisent les nutriments des profondeurs dans la couche de surface où le phytoplancton peut se développer. Étonnamment, les mesures physiques effectuées à cet endroit ont démontré que le fer n’avait pas pu être apporté ni verticalement, ni par déposition atmosphérique.
Les scientifiques ont alors émis l’hypothèse que les eaux avaient dû être enrichies en fer lors de leur passage à proximité des îles Tonga quelques semaines auparavant. En effet, contrairement aux organismes souvent associés aux effets d’île, Trichodesmium se développe très lentement. Son bloom peut donc se produire plusieurs semaines après sa fertilisation, soit possiblement à des centaines de kilomètres des îles suite à son transport par les courants océaniques.
Cette hypothèse a été testée par des chercheurs du MIO et du LOPS à l’aide d’un modèle simple représentant la croissance du phytoplancton au sein de masses d’eau fertilisées par les îles, tout en suivant leur mouvement le long de trajectoires calculées à partir des courants océaniques estimés par satellite.
Les cartes de concentration en chlorophylle obtenues avec le modèle sont très similaires aux données satellitaires acquises pendant OUTPACE, ce qui démontre que les îles ont effectivement pu déclencher le bloom à distance. Ces « effets d’île retardés » peuvent donc être responsables de blooms spectaculaires sans origine locale apparente, particulièrement dans les eaux chaudes du Pacifique tropical où Trichodesmium est commun.
Source
Messié, M., A. Petrenko, A.M. Doglioli, C. Aldebert, E. Martinez, G. Koenig, S. Bonnet and T. Moutin, 2020. The delayed island mass effect: How islands can remotely trigger blooms in the oligotrophic ocean. Geophysical Research Letters, 47(2), e2019GL085282, doi:10.1029/2019GL085282