Mécanismes de contrôle dans un écosystème marin complexe : moins de microplancton, moins de petits poissons, davantage de prédateurs
Une équipe de chercheurs français1 a étudié la baisse des prises de petits poissons pélagiques (sardines, anchois) par la pêche artisanale française observée en Méditerranée nord-occidentale depuis une dizaine d’années. Cette diminution aurait deux causes : une variation de la taille et de la biomasse de leur proies (plancton) due aux changements d’intensité de la convection hivernale et une augmentation de la biomasse de leurs prédateurs (chinchards, maquereaux, poutassous…) dont les juvéniles disposeraient de davantage de méso-zooplancton pour leur consommation.
- 1Les laboratoires impliqués sont les suivants : l’Institut méditerranéen d’océanographie (MIO/PYTHÉAS, CNRS / Université de Toulon / IRD / Aix-Marseille Université (AMU)), le laboratoire Botanique et modélisation de l'architecture des plantes et des végétations (AMAP, CNRS / INRA / CIRAD / Université Montpellier / IRD) et le Centre pour la biodiversité marine, l'exploitation et la conservation (MARBEC, Université Montpellier / CNRS / IRD / Ifremer).
L’objectif de cette étude, menée à l’aide du modèle d’écosystème intégré OSMOSE-GoL par des chercheurs du MIO, d’AMAP et de MARBEC, est de mieux comprendre pourquoi, depuis une dizaine d’années, une baisse plus ou moins régulière des prises de petits poissons pélagiques (sardines, anchois) par la pêche artisanale française est observée en Méditerranée nord-occidentale, et plus particulièrement dans le golfe du Lion.
Le modèle utilisé dans cette étude est un modèle « end-to-end », c’est-à-dire offrant une représentation numérique du réseau trophique, du plancton jusqu’à certaines espèces de poissons ou céphalopodes prédateurs, dans un climat et un contexte de pêche donnés. Les espèces représentées sont celles qui ont un intérêt économique ou écologique, en l’occurrence une dizaine d’espèces de téléostéens et de céphalopodes représentant environ 70 % des captures dans le golfe du Lion. La particularité et l’originalité du modèle employé résident dans sa capacité à opérer un couplage totalement bidirectionnel et dynamique entre les niveaux trophiques supérieurs et inférieurs représentés.
Les résultats montrent que le régime alimentaire des petits poissons pélagiques planctonophages (anchois, sardines, sprats) est constitué principalement de microplancton (20–200 µm) et de mésozooplancton (200 µm – 2 cm) avec un taux de prédation maximum correspondant, respectivement, à 20 et 30 % des taux de mortalité naturelle de ces catégories de plancton. Ces taux de prédation peuvent apparaître faibles dans l’absolu, mais ils sont suffisants pour avoir un impact significatif sur les variations annuelles et infrasaisonnières de l’abondance du plancton et de ses prédateurs téléostéens. Les débarquements de poissons commerciaux sont également touchés, bien que, dans le modèle, l’effort de pêche soit considéré comme constant. La zone d’influence du panache du Rhône et les régions concernées par une intense activité tourbillonnaire (à savoir dans la partie nord-ouest du golfe) sont des zones de prédation privilégiée du plancton car ce sont des endroits où le plancton est très abondant.
Le modèle met en lumière les contrôles bottom-up (depuis le bas du réseau trophique) et top-down (depuis le haut du réseau) au sein de l’écosystème et permet aussi une analyse plus approfondie de son fonctionnement complexe.
Ainsi, les quatre années simulées montrent des convections hivernales d’intensité variable, ce qui entraîne des variations significatives des spectres de taille et des biomasses du plancton au début du printemps. Elles montrent également que ces variations dans la structure de taille pourraient être à l’origine d’un changement de régime alimentaire des petits poissons pélagiques (contrôle bottom-up). Il en résulterait une diminution des tailles moyennes de ces poissons et de leur biomasse exploitable, ce qui corrobore la courbe des débarquements observés sur le terrain depuis plusieurs années.
Si la biomasse du plancton et des poissons planctonophages diminue, on pourrait s’attendre à une diminution des prédateurs de ces poissons. Or, sur la durée de la simulation, on constate une forte augmentation de la biomasse des prédateurs et donc du contrôle top-down. En fait, les espèces planctonophages diminuent en biomasse entraînant en parallèle une diminution de leur prédation sur le mésozooplancton. Cette catégorie de plancton peut donc être davantage consommée par les juvéniles des prédateurs comme les chinchards, maquereaux, poutassous ou les céphalopodes, ce qui stimule leur recrutement. Ces prédateurs voient ainsi leur biomasse augmenter de 38 %.
En conclusion, les petits poissons pélagiques seraient soumis à une double pression liée à la fois à une modification de la taille et de la biomasse de leurs proies et à une augmentation de la biomasse de leurs principaux prédateurs.
Les changements environnementaux (pH, température et composition chimique de l’eau marine) actuellement observés en Méditerranée se font sur un rythme beaucoup plus rapide que ceux dans l’océan global et devraient encore s’accélérer dans les deux prochaines décennies au moins. Dans ce contexte, l’hydrodynamique marine (e.g. tourbillons, convection profonde, …) devrait être profondément impactée amenant à une redistribution spatiale et saisonnière des sels nutritifs en Méditerranée nord-occidentale. Compte tenu des résultats obtenus dans cette étude, on peut donc s’interroger sur la trajectoire de fonctionnement que prendra l’écosystème pélagique marin à court et moyen terme dans cette région. Pour y répondre, le modèle end-to-end qui a été développé devra être confronté à des séries de données plus longues qui intègrent les variations de l’effort de pêche, l’augmentation observée de la biomasse par la migration des prédateurs (ex. thon rouge), les évolutions des apports en nutriments par les fleuves (ex. le Rhône) ainsi que les variations environnementales (température, régime des vents, stratification, etc.) liées au changement global.
Mise en évidence des effets de cascades trophiques au sein de l’écosystème modélisé et des différences d’abondance entre des couplages de type bidirectionnel et unidirectionnel entre les modèles de bas et hauts niveaux trophiques. Les flèches indiquent les changements en biomasse de chaque niveau trophique. La taille des cercles est proportionnelle à la biomasse moyenne. Les cercles gris correspondent à la biomasse dans le mode unidirectionnel (le plancton est mangé par les espèces planctonophages) de couplage tandis que les cercles noirs à celles du mode bidirectionnel (le plancton est mangé par les espèces planctonophages qui induisent une mortalité correspondante du plancton).
Source
Implementation of an end-to-end model of the Gulf of Lions ecosystem (NW Mediterranean Sea). II. Investigating the effects of high trophic levels on nutrients and plankton dynamics and associated feedbacks, Frédéric Diaz, Daniela Bănaru, Philippe Verley, Yunne-Jai Shin, Ecological Modelling, Vol. 405, 1 August 2019
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0304380019301693?via%3Dihub
Ce manuscrit est lié à l’article de recherche suivan t: « Implementation of an end-to-end model of the Gulf of Lions ecosystem (NW Mediterranean Sea). I. Parameterization, calibration and evaluation », Bănaru et al. (2019), Ecological Modelling 401, 1-19,
https://doi.org/10.1016/j.ecolmodel.2019.03.005