Intégrer les effets de la connectivité et du climat sur le recrutement dans la gestion halieutique
Une équipe de recherche interdisciplinaire1 européenne2 a utilisé une stratégie innovante afin d’évaluer l’impact de l’environnement sur la dynamique des ressources halieutiques. Elle montre qu’une large part de la variabilité interannuelle observée dans le repeuplement des populations de merlus durant les 25 dernières années est due aux changements simultanés du climat et de la circulation océanique. Ces changements ont en effet un impact sur la dispersion et la survie des larves dans plusieurs unités de gestion de la Méditerranée occidentale. Ces résultats auront des implications importantes dans l’évaluation et donc la gestion des stocks halieutiques, dont la plupart sont aujourd’hui surexploités.
- 1Les laboratoires français impliqués sont les suivants : l’Institut méditerranéen d’océanographie (MIO/PYTHÉAS, CNRS / Aix Marseille Université / Université Toulon / IRD), l’Institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS, CNRS / ENS PARIS / INSERM) et le Laboratoire halieutique méditerranée (LHM, Ifremer).
- 2Cette étude a été rendue possible grâce à une collaboration européenne entre des chercheurs français et espagnols d’institutions variées travaillant à l’interface entre la recherche fondamentale (CNRS/IFISC) et appliquée (IEO/IFREMER). Cette collaboration a émergé durant le projet de réseautage HYDROGENCONNECT (P.I. V. Rossi) financé par le programme MISTRALS ENVI-Med en 2014-2016.
Les stocks des espèces de poisson commercialisées, dont la plupart sont actuellement surexploités, sont régulièrement évalués de manière indépendante dans des unités de gestion régionales. Avec d’autres données biologiques et halieutiques, les estimations annuelles du « recrutement » (le degré de repeuplement de la population adulte par les juvéniles) permettent aux scientifiques d’estimer l’état actuel des stocks et aux gestionnaires de réglementer la pêche dans chaque région.
Dans le même temps, les populations marines ont tendance à se répartir de manière hétérogène dans le paysage marin et à réagir de façon non linéaire à la variabilité de l’océan et de l’atmosphère. Pourtant, la gestion de la pêche n'intègre pas ces processus complexes dans l'estimation des stocks, ce qui en diminue l’efficacité.
Une équipe de recherche1 a étudié les éléments qui affectent la variabilité interannuelle du recrutement, pierre angulaire écologique des sciences halieutiques, dans plusieurs unités de gestion. Les chercheurs se sont appuyés sur les capacités croissantes des modèles de circulation à haute-résolution à simuler la dispersion océanique et sur des travaux antérieurs concernant une population de poissons démersaux (montrant une territorialité par rapport au fond marin sur lequel ils vivent) largement distribuée et exploitée.
Ils ont ainsi pu démontrer que les variations du recrutement observées dans chacune des unités de gestion considérées s’expliquaient par la variabilité du climat et des courants océaniques, cette variabilité affectant la dispersion et la survie des premiers stades de vie de l’espèce (œufs et larves). Les indicateurs simulés de connectivité (cette dernière étant définie ici comme le transport de larves par les courants marins qui crée des « liens » entre différentes régions) et un indice hydroclimatique (composition de mesures atmosphériques matérialisant en un indice les interactions entre l’océan et l’atmosphère) synthétisent la plupart des influences environnementales qui affectent les populations de poissons, créant ainsi de nouvelles opportunités pour intégrer les effets environnementaux à la gestion des stocks halieutiques.
Les chercheurs ont concentré leur étude sur le merlu européen (Merluccius merluccius) dans le nord-ouest de la Méditerranée, en raison de son importance socio-économique et de son statut avéré d'espèce surexploitée. Grâce à une méthodologie innovante, ils ont mesuré la rétention larvaire (confinement) et les échanges de larves entre six sous-populations de trois unités géographiques de gestion (GSA, Geographical sub-area) évaluées de manière indépendante par la Commission générale des pêches de la Méditerranée (CGPM). Dans chacune des trois régions et au cours des deux dernières décennies, les chercheurs ont mis en évidence un lien entre la variabilité interannuelle du recrutement du merlu (estimée à partir de données de pêche) et celles du climat et d’un nouvel indicateur de connectivité, l’autorecrutement larvaire (le rapport entre les larves produites localement, confinées sur zone, et celles des GSA voisines, qui contribuent aussi au repeuplement local).
Ce résultat suggère que les processus océanographiques engendrés par l’atmosphère ont des impacts forts et hétérogènes sur le recrutement du merlu. Il implique également que les niveaux de recrutement dans ces GSA sont interdépendants et liés à la connectivité larvaire. Par exemple, l’année 1989 fut marquée par la prédominance d'un mouvement de larves vers le sud-ouest dû au courant Liguro-Provençal, sans connexion avec l'archipel des Baléares dont le recrutement est, dans une telle situation, plutôt déterminé par des processus locaux. En contraste, l’année 2005 était caractérisée par une réduction du transport vers le sud-ouest et des connexions resserrées entre le golfe du Lion (GSA7), le plateau continental catalan (GSA6) et les îles Baléares (GSA5). Dans ce cas, les niveaux de recrutement dans ces GSA sont régis par la combinaison d’itinéraires de dispersion larvaire plus ou moins avantageux et de conditions hydroclimatiques favorables, ou non, à leur survie.
Cette étude montre que les changements océaniques et atmosphériques ont de profondes répercussions sur le recrutement des poissons et donc sur la dynamique de l’ensemble de la population, par leurs effets sur la dispersion et la survie des premiers stades de vie. D’un point de vue prospectif, ces corrélations étroites entre variables simulées et observées suggèrent que le cadre de modélisation et les indicateurs synthétiques développés dans cette étude pourraient être intégrés dans les modèles de population utilisés dans l'évaluation annuelle des stocks. Ces résultats fournissent également des informations pertinentes pour améliorer la délimitation spatiale des zones d’évaluation des stocks halieutiques en vue de mesures d’adaptation. Ces perspectives contribueront à une gestion plus durable des ressources halieutiques les plus surexploitées, comme le merlu dont le taux de mortalité par pêche est jusqu’à dix fois supérieur à l'optimum en Méditerranée. Enfin, cette étude ouvre la voie à l'intégration de la complexité des écosystèmes et de l'environnement dans la gestion des pêches afin de prévoir la production future de poissons marins à une époque de changements globaux.
Panneau supérieur : représentation schématique du cycle de vie du merlu et des impacts du climat et de la connectivité sur la survie et la dispersion des premiers stades de vie (œufs & larves), ce qui influe sur le recrutement et donc sur la biomasse disponible pour la pêche.
Panneaux inférieurs : estimations normalisées des échanges larvaires (flèches) et de la rétention (cercles colorés) entre différentes sous-populations de merlu (nœuds colorés et groupés du réseau de transport lagrangien) entraînées par les courants océaniques dans trois unités de gestion halieutique (les contours gris représentent les CGPM-GSA) pour deux scénarios de connectivité contrastés (gauche : année 1989 ; droite : année 2005).
Les largeurs des flèches et les diamètres des cercles sont respectivement proportionnels à la force du transport et à la rétention larvaire ; GSA7 « Golfe du Lion » correspond à la sous-population rouge ; GSA6 « Péninsule Ibérique » est composée des sous-populations catalanes, du delta de l'Èbre et du golfe de Valence (respectivement bleu foncé, vert et bleu clair) ; GSA5 « archipel des Baléares » englobe les sous-populations nord et sud (respectivement jaune et magenta).
- 1Les laboratoires français impliqués sont les suivants : l’Institut méditerranéen d’océanographie (MIO/PYTHÉAS, CNRS / Aix Marseille Université / Université Toulon / IRD), l’Institut de biologie de l’École normale supérieure (IBENS, CNRS / ENS PARIS / INSERM) et le Laboratoire halieutique méditerranée (LHM, Ifremer).
Source
M. Hidalgo#, V. Rossi#, P. Monroy, E. Ser-Giacomi, E. Hernández-García, B. Guijarro, E. Massutí, F. Alemany, A. Jadaud, J.-L. Perez, P. Reglero (2019) Accounting for ocean connectivity and hydroclimate in fish recruitment fluctuations within transboundary metapopulations, Ecological Applications, in press, doi: 10.1002/eap.1913.
(# co-first authorship)